« L’humain est contraint, il ne peut pas tout » : la tribune de pédiatres et psychiatres sur le documentaire « Petite fille »
Tribune originale sur
Plusieurs psychanalystes, psychiatres, pédiatres, initiateurs de l’Observatoire des discours actuels et des pratiques médicales sur l’enfant et l’adolescent*, réagissent au documentaire « Petite fille » de Sébastien Lifshitz, qui fait la promotion du changement de genre chez les enfants.
« Mais si tu prends ma voix, dit la petite sirène à la sorcière, que me restera-t-il ? » Et la sorcière de répondre : « Tends ta jolie langue, afin que je la coupe pour me payer et je te donnerai le philtre tout puissant. » Dans le conte de La Petite sirène de Hans Christian Andersen (1805-1875) paru en 1837, la petite sirène ne parlera plus. Sa transformation lui coûta sa voix. C’est le prix à payer si nous ne continuons pas à nous interroger et à penser le monde tel qu’il va. Les progrès incontestables de la médecine de ces vingt dernières années et en particulier l’endocrinologie et la chirurgie plastique ont rendu possible des « transformations » corporelles qui ont permis à des hommes de devenir des femmes et inversement, du moins en apparence.
Il suffit aujourd’hui de le vouloir avec le blanc-seing du corps médical et de son philtre tout puissant, afin de le pouvoir. Le scalpel, au même titre d’ailleurs qu’un hashtag numérique, vous transforme un homme à la fois dans la chair et sur les réseaux sociaux. Dès lors, se posent des questions éthiques : à quel âge doit-on trancher dans le vif du sujet et rendre possible la demande faite à la médecine de changer de sexe ?
Une récente tribune parue dans The Guardian le 3 décembre dernier met en exergue le cas de Bell, une ancienne patiente, qui regrette le traitement de transformation de genre, a fait valoir qu’elle était trop jeune pour consentir au traitement médical qui a commencé sa transition femme-homme à l’adolescence. Dans une décision de 36 pages, le tribunal a conclu que les enfants de moins de 16 ans qui envisagent de changer de sexe ne sont pas suffisamment mûrs pour donner leur consentement éclairé à se voir prescrire des médicaments bloquant la puberté. Par ce jugement, l’intervention médicale pour les moins de 16 ans souffrant de dysphorie de genre sera plus encadrée.
« Nous assistons encore à une situation de Diktats et d’impératifs catégoriques »
Dans son jugement, la Haute Cour souligne « que les traitements bloqueurs de la puberté apparaissent comme expérimentaux et qu’ils n’ont pas fait suffisamment preuve de leur efficacité à court et long terme ». Cette interrogation sur le genre est particulièrement sensible dans la clinique des adolescents d’aujourd’hui. Ceci n’est sans doute pas un hasard, les adolescents se faisant toujours l’écho de ce qui se trame dans le corps social. En effet, nous assistons à un hypersubjectivisme identitaire « à la demande » qu’une certaine médecine ratifie. Nous assistons encore à une situation de Diktats et d’impératifs catégoriques où les discours politiques et militants viennent croiser les discours cliniques au point de se confondre et entraver tout discernement. Certains adolescents qui adhèrent à ces discours vont aussi dans le sens du vent communautariste.
UN DOCUMENTAIRE PROBLÉMATIQUE
Un autre événement médiatique, un documentaire cette fois, a fait des remous chez les professionnels de l’enfance notamment. Le récent film de Sébastien Lifshitz Petite fille ne manque pas de nous interroger au-delà de ses qualités indéniables. Il témoigne du cheminement d’une famille dont l’enfant, Sasha, présente ce que les psychiatres nomment une « dysphorie de genre », symptôme classé récemment dans le manuel de l’Association américaine de psychiatrie (APA) afin de décrire la détresse de la personne transgenre face à un sentiment d’inadéquation entre son sexe biologique et son identité de genre. Depuis 2013, l’APA indique que la non-conformité de genre n’est pas un trouble mental mais une souffrance clinique qui appelle une intervention médicale (non psychiatrique).
Qualifié par Télérama de « bouleversant film d’amour », le documentaire se veut ainsi une ode lumineuse à la liberté d’être soi. Mais est-ce si simple ? La question mérite d’être posée malgré les lignes de vertu qui entourent les discours actuels. De quoi est-il question dans ce film. Un très jeune enfant, Sasha, né garçon, 7 ans est convaincu depuis l’âge de trois ans d’être une fille et depuis lors est en grande souffrance car il fait l’épreuve du regard des autres qui ne comprennent pas sa « différence ». Les petites filles le rejettent car c’est un garçon et les garçons le trouvent trop efféminé. L’école que l’on présente dans le film comme le mauvais élève– la mauvaise mère ? – fait mine de ne rien entendre et campe sur ses positions.
Sa mère l’accompagne, et à plusieurs moments dans le film elle dit : « je voulais une fille », cet énoncé itératif apparaît en filigrane, il est même adressé à la pédopsychiatre jusqu’au moment où le couperet tombe : « non, ce n’est pas ça, le diagnostic est celui de la dysphorie de genre » qui dénote tout de même l’outrecuidance de l’institution médicale, en l’occurrence ici l’hôpital Robert Debré.
La parole de l’enfant, contrairement à ce que nous montre le réalisateur, mérite d’être entendue et nécessite plusieurs consultations et y compris à travers des médiations propres à son âge. La formule au lasso « Je vous ai compris » vient en aplomb taire les angoisses voire même le désarroi que ressentent les parents. « Suffit-il de la seule réponse médicale pour parer au désarroi du sujet en mal d’identité ? », interroge Denis Salas dans son livre Sujet de chair et sujet de droit (D. Salas, Sujet de chair et sujet de droit : la justice face au transsexualisme, PUF, 1994).Et lorsqu’il s’agit d’un enfant ? Qui désire pour lui ?
« Tout enfant doit progressivement psychiquement se séparer de ce que veulent pour lui ses parents »
L’enfant dans le film ne dit-il pas « quand je serai grand, je serai une fille » ? Qu’énonce-t-il lorsqu’il dit vouloir être une fille plus tard ? On ne peut trancher là encore dans le vif du débat sans entendre le désir de l’enfant (le désir par définition c’est aussi ce qui fait rêver). « Nous désirons tellement le bonheur de nos enfants que nous ne nous demandons plus ce qu’ils ont à vivre en propre et quelles sont leurs aspirations véritables. Nous les écrasons sous le poids de nos bonnes intentions », écrit Marcel Gauchet (« L’enfant imaginaire », Le Débat vol. 183, no. 1, 2015, pp. 158-166).
La question qui mérite d’être non seulement posée mais entendue est celle de la place subjective qu’occupe cet enfant dans l’économie familiale et auprès de la mère notamment. Un enfant, seul, ça n’existe pas, il se construit psychiquement avec les premiers autres présents au moment de sa naissance et il lui faut aussi faire un travail psychique pour se séparer d’eux afin de frayer sa propre voie et se singulariser. Tout enfant doit progressivement psychiquement se séparer de ce que veulent pour lui ses parents.
PROTÉGER L’ENFANT
Il s’agit de faire fonctionner la parole comme instance tierce au-delà de la relation duelle mère-enfant. C’est aussi le travail psychique de l’enfant que de devoir composer avec des données de départ qu’il n’a pas choisies – un nom, un prénom, une date de naissance, un sexe, une langue, un milieu social et culturel.
Certes, il pourra toujours s’en affranchir, au moins en partie, une fois adulte mais il est nécessaire qu’il s’en saisisse pour mieux s’en délester. Freud affectionnait particulièrement ces vers de Goethe : « Ce dont tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder. » On nous rétorquera encore l’hétéro-patriarcat d’une telle formule si nous la lisons au premier degré. Mais les pères, c’est la lignée, la filiation, ce qui institue l’ordre des générations. Ce n’est pas le papa ! C’est une parabole intéressante pour comprendre ce qu’il en est de la transmission. L’enfant ne choisit ni ses parents ni son sexe, ni son nom en naissant. Il passe sa vie à composer avec ce qui ne lui est pas donné d’emblée, pour mieux s’en accommoder et devenir ce qu’il est avec ce qu’il n’a pas choisi. C’est ce principe qui est fondateur du genre humain. Il est contraint, il ne peut pas tout.
C’est donc ce questionnement qui est court-circuité par la pédopsychiatre dans ce film, qui refuse de donner le moindre crédit aux paroles de la mère qui s’interroge. L’air du temps est à la reconnaissance de l’individu dans sa spécificité mais où se situe encore la dialectique avec le collectif si ce dernier ne peut plus être rien d’autre que l’assentiment donné à la revendication du particulier.
À aucun moment dans le film, le réalisateur ne se pose la question des difficultés engendrées par une intervention du médical sur le corps de l’enfant : traitement hormonal pour bloquer sa puberté puis plus âgé s’il maintient sa demande, des interventions chirurgicales qui vont trancher dans la chair. Il s’agit d’empêcher la virilisation en ratifiant un ressenti qui pourrait s’avérer transitoire.
« Aimer un enfant, c’est aussi lui faire accepter la limite «
À aucun moment, le réalisateur n’interroge les conséquences d’un tel choix, nous assistons plutôt à un film laudatif et prosélyte qui occulte superbement toute la complexité du psychisme et tombe dans les travers de l’indigence de certains discours sur les réseaux sociaux qui préemptent tout débat.
La clinique se doit d’accompagner, d’entendre le symptôme, d’éviter tout passage à l’acte irrémédiable surtout chez des sujets en cours de développement et d’autre part permettre une élaboration où la vie psychique se construit, et donne le temps aux réalités interne et externe de se préciser et de s’articuler.
Aimer un enfant, c’est aussi lui faire accepter la limite ; il peut certes rêver d’être un autre mais le réel le contraindra toujours et il incombe aux parents de le lui faire entendre. Mais la question mérite d’être posée et la médecine peut accompagner la question sans forcément y répondre de manière tranchée et cela d’autant plus lorsqu’il s’agit d’enfants car la prise en charge relèvera alors davantage de la tératologie que de la thérapeutique.
De manière générale, on peut dès lors se poser la question de savoir si la réponse que donne aujourd’hui le corps médical n’est pas une forfaiture puisque le serment d’Hippocrate, toujours d’actualité, enjoint l’impétrant à d’abord ne pas nuire : primum non nocere.
Signataires :
Céline Masson, professeur des universités, psychanalyste
Jean-Pierre Lebrun, psychiatre, psychanalyste
Claire Squires, psychiatre, maître de conférences à l’Université de Paris
Éric Ghozlan, docteur en psychologie clinique, membre du Conseil National de la Protection de l’Enfance
Hana Rottman, pédopsychiatre, psychanalyste
Natalie Felzenszwalbe, avocate honoraire
Caroline Eliacheff, pédopsychiatre, psychanalyste
Isabelle de Mecquenem, professeur agrégé de philosophie
Manuel Maidenberg, pédiatre
Anne-Laure Boch, neurochirurgien, praticien hospitalier à la Pitié Salpêtrière
* Contactable à l’adresse suivante : observatoirelapetitesirene@gmail.com