Note d’analyse juridique sur la partie du projet de loi n° 3649 confortant les principes républicains, supprimant le choix de l’instruction en famille (article 21 du projet de loi)
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Résumé
Le Projet de loi confortant le respect des principes de la République, n° 3649 rectifié, présenté en Conseil des ministres le 9 décembre, a été déposé le même jour à l’Assemblée et renvoyé à la Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République.
Le projet de loi vise à remplacer le régime actuel de l’instruction à domicile, régime de déclaration, par un régime d’autorisation préalable, l’autorisation ne pouvant être demandée que pour des cas limitativement énumérés par la loi.
Plan de l’article
I. Situation actuelle
II. Présentation de la nouvelle version du projet de loi (après l’avis du Conseil d’Etat et le passage en Conseil des Ministres)
A. Les dispositions supprimées de l’avant-projet
B. Une motivation en inadéquation par rapport à la réalité
C. La disparition du choix laissé aux familles d’opter pour l’école à la maison
D. Des dérogations pour motifs limitativement énumérés dans la loi
E. Dispositions imprécises
F. Autres dispositions
Conclusion
I. Situation actuelle
Le régime actuel relève d’un régime déclaratif (et non d’autorisation), avec un encadrement et un contrôle de l’instruction dispensée à domicile, que l’enfant soit ou non inscrit à un cours d’enseignement à distance :
- Les parents doivent déclarer au maire et à l’académie qu’ils feront donner à leur enfant l’instruction dans la famille (art. L131-5 du code de l’éducation) ;
- Les enfants qui reçoivent l’instruction dans leur famille sont dès la première année, et tous les deux ans l’objet d’une enquête de la mairie compétente, uniquement aux fins d’établir quelles sont les raisons alléguées par les personnes responsables, et s’il leur est donné une instruction dans la mesure compatible avec leur état de santé et les conditions de vie de la famille. Le résultat de cette enquête est communiqué à l’autorité de l’Etat compétente en matière d’éducation.
- Une inspection doit être réalisée par l’académie au moins une fois par an (art. L131-10 du code de l’éducation) ;
- Si les résultats du contrôle sont insuffisants, les parents sont mis en demeure d’inscrire leur enfant à l’école, publique ou privée (art. L131-10 du code de l’éducation) ;
- Le fait de ne pas avoir obtempéré est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende (art. 227-27-1 du code pénal).
II. Présentation de la nouvelle version du projet de loi (après l’avis du Conseil d’Etat et le passage en Conseil des Ministres)
La nouvelle version du projet de loi est allégée pour les dispositions sur l’instruction en famille.
Pour autant, l’essentiel demeure, puisque le texte met fin à la possibilité de choisir librement l’instruction en famille, plus connue sous le nom d’école à la maison.
Le chapitre 5[1]intitulé « dispositions relatives à l’éducation et aux sports », remplace l’obligation d’instruction de tout enfant par une obligation de scolarisation dans un établissement public ou privé. Si le projet de loi était adopté en l’état, l’instruction en famille (IEF) ne constituerait plus qu’une mesure dérogatoire, soumise à autorisation.
A. Les dispositions supprimées de l’avant-projet
Avant de détailler plus loin les nouvelles règles envisagées, il est utile de faire un bref point sur les dispositions suppriméesdans la nouvelle mouture du projet de loi :
- Abandon du remplacement de la notion d’ « instruction en famille ou dans la famille », par « instruction à domicile » ; le projet de loi semble ainsi préserver la possibilité que l’instruction soit dispensée par un membre de la famille ;
- Suppression des dispositions prévoyant que le refus pouvait résulter du silence gardé par l’administration pendant deux mois. Cette disposition était contraire aux règles régissant les relations entre le public et l’administration, telles que prévues aux articles L. 211-2, L. 231-1 et L. 231-4 du Code des relations entre le public et l’administration ;
- Disparition des modifications des articles du Code de l’éducation faisant référence aux établissements d’enseignement à distance. Cette suppression interroge : un enfant scolarisé dans un établissement d’enseignement à distance, qu’il soit public (CNED) ou privé, est-il considéré comme un enfant dont l’instruction est dispensée dans la famille ? Cela ne ressort pas clairement du projet de loi ;
- Suppression de l’obligation d’inscrire l’enfant au CNED en cas de double contrôle jugé insuffisant : sont maintenues les dispositions antérieures prévoyant l’obligation d’inscription dans un établissement public ou privé du choix des parents ;
- Disparition du signalement de l’enfant via la transmission d’une information préoccupante auprès du Président du Conseil départemental et du Procureur de la République. Il est probable que les mesures existantes aient semblé pouvoir s’appliquer au cas de l’enfant « mal-scolarisé » à la maison ;
- Abandon de l’attribution d’un identifiant national à chaque enfant dès 3 ans.
Remarque. Les dispositions supprimées pourraient revenir Parlement lors de l’examen du projet. Les dernières sessions parlementaires ont montré à plusieurs reprises que le Gouvernement et sa majorité n’hésitent pas à déposer des amendements en dernière minute en hémicycle. Une telle manière de procéder, qui semble devenir habituelle, ne permet aucun débat ni avec les membres de la société civile, ni même avec les membres des commissions saisies, ici une commission spéciale.
B. Une motivation en inadéquation par rapport à la réalité
Selon l’exposé des motifs du projet de loi, « un entrisme communautariste, insidieux mais puissant, gangrène lentement les fondements de notre société dans certains territoires. Cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste. Il est la manifestation d’un projet politique conscient, théorisé, politico-religieux, dont l’ambition est de faire prévaloir des normes religieuses sur la loi commune que nous nous sommes librement donnée. Il enclenche une dynamique séparatiste qui vise la division. Ce travail de sape concerne de multiples sphères : les quartiers, les services publics et notamment l’école (…) ». Face à l’islamisme radical, face à tous les séparatismes, force est de constater que notre arsenal juridique est insuffisant ».
Au mois de novembre 2020, la note de présentation du projet de loi indiquait vouloir « un encadrement beaucoup plus strict de la scolarisation à domicile » car « l’investissement de l’éducation par les mouvements séparatistes est l’un des dangers les plus graves contre lesquels la République doit se donner les moyens d’agir »[2].
Etonnamment pourtant, l’exposé des motifs présidant aux dispositions relatives à l’IEF dans la nouvelle version du projet de loi se contente d’indiquer que « au cœur de la promesse républicaine, l’école est le lieu des apprentissages fondamentaux et de la sociabilité, où les enfants font l’expérience des valeurs de la République. Il ne pourra être dérogé à cette obligation de fréquenter un établissement d’enseignement public ou privé que sur autorisation délivrée par les services académiques, pour des motifs tirés de la situation de l’enfant et définis par la loi ».
Finalement, la suppression du choix d’instruction en famille ne vise pas tant à lutter contre l’islamisme qu’à imposer à tous les enfants la scolarisation en établissement.
La lutte contre la radicalisation n’est donc qu’un prétexte contredit par les faits et que l’exposé des motifs n’ose pas invoquer pour justifier la mesure de suppression de l’instruction en famille.
L’immense majorité des enfants instruits en famille ne sont pas concernés par un quelconque risque de séparatisme. Bien au contraire, il a été souligné que la radicalisation de jeunes élèves est présente surtout dans l’école publique selon les observations présentées par Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Education Nationale, et d’autres intervenants lors d’un colloque organisé par la Fondation Kairos pour l’innovation éducative présidée par Xavier Darcos[3].
L’école publique accueille 98% des jeunes musulmans[4], et comme l’a montré l’horrible assassinat de Samuel Paty, c’est bien au sein de l’école publique qu’il faut mettre en place des mesures pour conforter les principes républicains.
La radicalisation des enfants et des jeunes, lorsqu’elle existe, n’est pas effectuée dans le cadre de l’IEF déclarée et limitée aux enfants d’une même famille, mais plutôt dans le cadre d’écoles clandestines, regroupant plusieurs dizaines d’enfants de familles différentes hors de tout cadre légal[5].
Loin de favoriser la radicalisation, l’IEF relève de l’exercice d’une liberté et répond à des attentes variées.
- L’instruction en famille a toujours existé et a permis l’éclosion de talents célèbres : de Mozart à Ampère en passant par Blaise Pascal et Agatha Christie, et Maud Fontenoy, l’école à la maison permet une autre forme d’instruction. On ne peut guère soutenir qu’ont été privés d’éducation à la citoyenneté et d’accès à la culture et à l’histoire nos contemporains français qui auraient été instruits en famille : Vincent Cassel, Marguerite Yourcenar, Anne Queffélec, Christine Ockrent, Jean d’Ormesson, Luc Ferry, Michel Polnareff, Pierre-Gille de Gennes[6]
- D’après les chiffres communiqués par les différentes associations impliquées, environ 50 000 enfants seraient scolarisés aujourd’hui à la maison. Et selon la responsable de l’enseignement à distance du groupe Hattemer-Legendre, « 20 % des parents faisant l’école à la maison ont fait ce choix pour assurer la sécurité de leur enfant qui était menacée à l’école. »[7]
- L’instruction en famille est un choix fait pour s’adapter à la personnalité d’un enfant. Dans une même fratrie, un enfant peut être instruit en famille et le reste de la fratrie dans un établissement public ou privé. Par ailleurs, l’instruction en famille est souvent un choix fait pour quelques années seulement de scolarité de l’enfant, et pas pour l’intégralité de celle-ci[8]. Ainsi l’IEF permet adapter le rythme de l’instruction aux besoins et envies de certains enfants[9].
L’exposé des motifs du projet de loi allègue encore que « notre arsenal juridique est insuffisant ».
En ce qui concerne le sujet de l’instruction en famille, cet argument n’est pas exact. Les moyens du contrôle du respect par les familles des règles garantissant l’instruction des enfants, existent et sont suffisants. Il suffit de les mettre correctement en œuvre, par exemple en renforçant la formation des personnes chargées du contrôle au sein des familles.
Il est possible que le développement de l’instruction en famille rende la tâche de contrôle lourde pour les maires sur lesquels elle pèse en partie. Il convient dans ce cas de repenser les modalités du contrôle de l’instruction en famille, non de supprimer celle-ci (propositions à ce sujet à venir sur le site de JPE).
En tout état de cause, le coût de ce contrôle ne saurait être invoqué car il doit être mis en balance avec le coût que représenterait pour l’éducation nationale l’accueil des 50 000 enfants aujourd’hui instruits à domicile.
C. La disparition du choix laissé aux familles d’opter pour l’école à la maison
Article L. 131-2, al 1er modifié: L’instruction obligatoire peut êtreest donnéesoit dans les établissements ou écoles publics ou privés., soit dans les familles par les parents, ou l’un d’entre eux, ou toute personne de leur choix. Elle peut également par dérogation être dispensée dans la famille sur autorisation délivrée dans les conditions fixées à l’article L. 131-5.
Article L. 131-5, al 1er modifié: Les personnes responsables d’un enfant soumis à l’obligation scolaire définie à l’article L. 131-1 doivent le faire inscrire dans un établissement d’enseignement public ou privé, ou bien, à condition d’y avoir été autorisé annuellement par l’autorité de l’Etat compétente en matière d’éducation lui donner l’instruction en famille.déclarer au maire ou à l’autorité de l’Etat compétente en matière d’éducation, qu’elles lui feront donner l’instruction dans la famille. Dans ce cas, il est exigé une déclaration annuelle.
al 2 : Les mêmes formalités doivent être accomplies dans les huit jours qui suivent tout changement de résidence ou de choix d’instruction.
al 3 : La présente obligation s’applique à compter de la rentrée scolaire de l’année civile où l’enfant atteint l’âge de trois ans.
al suivants nouveaux : « L’autorisation mentionnée au premier alinéa ne peut être accordée que pour les motifs suivants, sans que puissent être invoquées les convictions politiques, philosophiques ou religieuses des personnes qui sont responsables de l’enfant :
« 1° L’état de santé de l’enfant ou son handicap ;
« 2° La pratique d’activités sportives ou artistiques intensives ;
« 3° L’itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique d’un établissement scolaire ;
« 4° L’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant. » ;
Commentaire
La suppression du libre choix de l’instruction dans la famille entre en contrariété avec plusieurs dispositions des conventions internationales puisqu’elle supprime partiellement la possibilité de choisir l’éducation à donner aux enfants. En effet, « sauf à se constituer en école libre hors contrat, il ne sera donc plus possible de mettre en œuvre une autre pédagogie que celle de l’Éducation nationale [10]».
Les dispositions des conventions internationales sont les suivantes :
- L’article 26.3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants » ;
- L’article 2 du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’hommes et des libertés fondamentales : « L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ;
- Le Préambule de la Convention internationale des droits de l’enfant couplé avec les articles 18.1 et 29.2 de cette même convention :
Préambule « Convaincus que la famille, unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants, doit recevoir la protection et l’assistance dont elle a besoin pour pouvoir jouer pleinement son rôle dans la communauté ; Reconnaissant que l’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, doit grandir dans le milieu familial, dans un climat de bonheur, d’amour et de compréhension » ;
Article 18.1 : La responsabilité d’élever l’enfant et d’assurer son développement incombe au premier chef aux parents ou, le cas échéant, à ses représentants légaux.
Article 29.2 : Aucune disposition du présent article ou de l’article 28 ne sera interprétée d’une manière qui porte atteinte à la liberté des personnes physiques ou morales de créer et de diriger des établissements d’enseignement, à condition que les principes énoncés au paragraphe 1er du présent article soient respectés et que l’éducation dispensée dans ces établissements soit conforme aux normes minimales que l’État aura prescrites.
- Articles 13.3 et 13.4 du Pacte international relative aux droits économiques, sociaux et culturels :
13.3. Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux, de choisir pour leurs enfants des établissements autres que ceux des pouvoirs publics, mais conformes aux normes minimales qui peuvent être prescrites ou approuvées par l’Etat en matière d’éducation, et de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants, conformément à leurs propres convictions.
13.4. Aucune disposition du présent article ne doit être interprétée comme portant atteinte à la liberté des individus et des personnes morales de créer et de diriger des établissements d’enseignement, sous réserve que les principes énoncés au paragraphe 1 du présent article soient observés et que l’éducation donnée dans ces établissements soit conforme aux normes minimales qui peuvent être prescrites par l’Etat.
La suppression du libre choix de l’instruction dans la famille serait également contraire aux principes à valeur constitutionnelle.
Dans son avis du 3 décembre 2020[11], le Conseil d’Etat a rappelé que : « Les mesures du projet concernent pratiquement tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis, et les plus éminents d’entre eux (…) liberté de conscience et de culte, (…) liberté d’expression, d’opinion (…), liberté de l’enseignement, (…) liberté d’entreprendre, liberté contractuelle.
S’il admet que certaines restrictions puissent être apportées ponctuellement, et dans une mesure limitée, à ces droits et libertés, dès lors qu’elles sont strictement nécessaires pour prévenir, limiter ou faire cesser des agissements et des phénomènes de la nature de ceux relevés au point 7[12], le Conseil d’Etat considère que la meilleure réponse à apporter à ces derniers réside d’abord dans la défense et l’affirmation de ces droits et libertés » (§9).
Le Conseil d’Etat a ensuite constaté que le projet de loi restreignait « la liberté des parents de choisir pour leurs enfants un mode d’instruction, en le limitant au choix entre des établissements ou écoles publics ou privés » et que cette réforme marquait une rupture avec les évolutions de la législation jusqu’à ce jour(§58). En effet, le droit pour les parents de recourir à une instruction des enfants au sein de la famille était instituée par la loi du 18 mars 1882 et constamment réaffirmé et appliqué depuis.
Il a relevé de délicates questions de conformité à la Constitutionet s’est demandé si ce droit ne relevait pas d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, autonome ou inclus dans la liberté de l’enseignement (§61).
Certes, les décisions du Conseil Constitutionnel n’ont, à ce jour, reconnu comme composante essentielle du principe constitutionnel de la liberté de l’enseignement que l’existence même de l’enseignement privé[13]. Précisons que le Conseil constitutionnel n’a jamais eu l’occasion de se prononcer sur l’instruction en famille puisque, jusqu’ici, elle n’a jamais été mise en cause par une loi.
Le Conseil d’Etat a rappelé sa propre décision, statuant au contentieux, dans laquelle il a jugé que le « principe de la liberté de l’enseignement, qui figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, implique la possibilité de créer des établissements d’enseignement, y compris hors de tout contrat conclu avec l’Etat, tout comme le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants, des méthodes éducatives alternatives à celles proposées par le système scolaire public, y compris l’instruction au sein de la famille» (CE, 19 juillet 2017, association les enfants d’abord, n° 406150 et avis du 29 novembre 2018).
Il a ensuite précisé que la suppression du droit de choisir d’instruire un enfant au sein de la famille qui restreint une liberté de longue date reconnue par la loi aux parents, même si elle n’a jamais été utilisée que par une petite minorité d’entre eux, doit être appréciée au regard de sa nécessité, de son adéquation et de sa proportionnalité au regard des difficultés rencontrées et de l’objectif poursuivi.
Examinant les arguments exposés par le Gouvernement (nécessité d’assurer l’instruction complète et effective de l’enfant et sa sociabilisation, augmentation sensible du nombre d’enfants concernés entraînant des difficultés de mise en place des contrôles par les services académiques, carences de l’instruction dispensée en famille révélées par les contrôles, dérives dans l’utilisation par les parents de ce mode d’instruction), le CE a relevé que ces arguments n’étaient pas appuyés par des éléments fiables et documentés.
Il a estimé que dans ces conditions le projet du Gouvernement ne répondait pas à la condition de proportionnalitéou à celle d’une conciliation non déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles et conventionnelles en présence.
Mais de façon étonnante, il a poursuivi en indiquant que pour autant le législateur pouvait faire le choix d’un nouveau resserrement, de façon notamment à empêcher que le droit de choisir l’instruction en famille ne soit utilisé pour des raisons propres aux parents qui ne correspondraient pas à l’intérêt supérieur de l’enfant et à son droit à l’instruction.
Et il a proposé en conséquence de retenir une rédaction énonçant dans la loi les cas dans lesquelles il serait possible de recourir à l’IEF. Et en maniant avec une habilité parfaitement consommée la langue de bois, il a préconisé d’ajouter un motif ainsi libellé « l’existence d’une situation particulière de l’enfant, sous réserve alors que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille », en précisant que ce dernier motif préserve une possibilité de choix éducatif des parents, mais tiré de considérations propres à l’enfant.
Ainsi, de façon difficilement compréhensible, le Conseil d’Etat valide le projet gouvernemental moyennant l’énoncé des motifs d’autorisation dans la loi, ce qui ne répond en rien à l’objection de violation du droit pour les parents de recourir librement à une instruction des enfants au sein de la famille.
Si le projet de loi était adopté en l’état, il conviendrait de recourir au Conseil Constitutionnel en lui demandant de reconnaître à la liberté de choisir l’instruction en famille le caractère de liberté fondamentale.
Par ailleurs, certaines associations font valoir que le projet de loi introduirait « une rupture d’égalité, toutes les familles n’ayant pas les moyens financiers d’inscrire leur(s) enfant(s) dans des écoles privées hors contrat qui correspondraient plus à leur orientation pédagogique et toutes ne bénéficiant pas d’un accès géographique égalitaire aux écoles. »[14]
D. Des dérogations pour motifs limitativement énumérés dans la loi
Article L. 131-5 modifié, alinéas ajoutés après l’alinéa 3
« L’autorisation mentionnée au premier alinéa ne peut être accordée que pour les motifs suivants, sans
que puissent être invoquées les convictions politiques, philosophiques ou religieuses des personnes qui sont responsables de l’enfant :
« 1° L’état de santé de l’enfant ou son handicap ;
« 2° La pratique d’activités sportives ou artistiques intensives ;
« 3° L’itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique d’un établissement scolaire ;
« 4° L’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant. » ;
Commentaires
A ce jour, l’instruction en famille relève d’un régime déclaratif contrôlé a posteriori.
Le projet de loi prévoit de passer à un régime de dérogation exceptionnelle sur autorisation accordée pour une année par l’autorité compétente de l’Etat en matière d’éducation, c’est-à-dire le recteur d’académie.
- Sur les motifs limitativement énumérés
Pour obtenir une dérogation d’instruction à domicile, les parents ou les responsables légaux de l’enfant devront justifier d’un motif énuméré dans la loi, et rapporter la preuve de celui-ci.
Les trois premiers motifs ajoutés dans le projet de loi sur recommandation du Conseil d’Etat sont un copié-collé de ceux permettant aujourd’hui l’inscription gratuite d’un enfant au CNED après avis du Dasen pour impossibilité d’inscription dans un établissement scolaire[15]et qui sont décrits sur le site service-public.fr[16]: handicap ou état de santé, pratique d’une activité sportive ou artistique non conciliable avec une scolarité classique, famille itinérante, domicile trop éloigné d’un établissement scolaire.
Sur préconisation du Conseil d’Etat, a été ajouté un quatrième motif relatif à l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Notons tout d’abord que cette référence à « une situation particulière propre à l’enfant » est particulièrement vague et floue, susceptible d’interprétations diverses et subjectives entrainant ruptures d’égalité et insécurité juridique.
En outre, il est fort douteux que la situation particulière propre à l’enfant puisse être la volonté des parents de privilégier une pédagogie plus adaptée ou préférée à celle dispensée par l’Education nationale. D’autant que le nouvel article L. 131-5 modifié précise que ne pourront être invoquées des convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Or, le choix d’une pédagogie différente de celle de l’Education Nationale ne pourrait-elle pas être assimilée par les services académiques à des convictions philosophiques ?
On imagine que pourraient par exemple bénéficier de cette dérogation les enfants à très haut potentiel pour lesquels aucune structure scolaire n’est adaptée à proximité de leur domicile. Mais en dehors de ces cas bien spécifiques, il sera sans doute difficile pour les parents de justifier d’une situation particulière propre à l’enfant.
Avec ces motifs restrictifs, il y a donc bel et bien une atteinte à la liberté des parents de choix d’enseignement dispensé sans que des faits probants et établis ne justifient la nécessité d’une telle atteinte.
Par ailleurs la nécessité pour les parents de rapporter la preuve de l’existence de l’un des motifs définis par la loi semble entrer en contrariété avec le droit au respect de la vie privée protégé par les conventions internationales :
- Article 16.3 de la CIDE : Nul enfant ne fera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée ;
- Article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :
- Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
- Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
- Article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance
En effet, la contrariété avec le droit au respect de la vie privée se manifeste notamment en deux points :
- Le premier concerne l’obligation de s’expliquer sur le motif justifiant l’instruction à domicile : pour obtenir une dérogation, les parents de l’enfant devront exposer au recteur d’académie des motifs relevant de leur vie privée. Un impératif de santé nécessitera l’obligation de justifier de la réalité de celui-ci et des traitements rendant impossible la scolarisation en milieu ordinaire. Or, l’obligation de produire le dossier médical de l’enfant, auprès du recteur d’académie constitue une violation du secret médical.
- La seconde contrariété réside dans l’atteinte excessive à la vie privée du fait de l’impossibilité d’obtenir une dérogation pour un motif autre que ceux énumérés dans la loi. A titre d’exemple, des parents artistes qui voyagent beaucoup sans cependant pouvoir entrer dans la catégorie « famille itinérante » ou des parents qui n’ont pas un rythme de travail ordinaire peuvent choisir l’instruction en famille afin de ne pas être séparés de leurs enfants lorsqu’ils changent de résidence ou pour pouvoir partager du temps avec eux lorsqu’ils ne travaillent pas. Or, si l’on analyse la lettre du texte de projet de loi, un tel motif ne pourrait entrer dans le 4èmecas d’exception prévu qui est limité à l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, et non pas propre à la famille ou aux parents. Dans de telles circonstances, l’impossibilité future de choisir l’instruction en famille pourrait être analysée comme une atteinte excessive à la vie privée.
- L’autorisation est valable pour une durée qui ne peut excéder l’année scolaire
Quelle que soit la situation de l’enfant concerné, l’autorisation doit être demandée chaque année pour une nouvelle année scolaire.
La charge administrative pèse donc sur les parents, avec une incertitude sur l’agrément de leur demande.
Or, et notamment lorsque la situation de l’enfant ne serait pas susceptible d’évolution à court terme (enfant avec handicap ou enfant souffrant d’une affection de longue durée), cette charge réitérée chaque année pourrait être présentée comme excessive, eu égard aux droits de l’usager d’un service public à la simplification des relations avec l’administration.
E. Dispositions imprécises
- Article L. 135-5-1 nouveau : Lorsqu’elle est obtenue par fraude, l’autorisation mentionnée à l’article L. 131-5 est retirée sans délai. L’autorité de l’Etat compétente en matière d’éducation met en demeure les personnes responsables de l’enfant de l’inscrire dans les quinze jours suivant la notification du retrait de l’autorisation dans un établissement d’enseignement scolaire public ou privé et de faire aussitôt connaître au maire, qui en informe l’autorité compétente de l’Etat en matière d’éducation, l’école ou l’établissement qu’elles auront choisi ».
Commentaires : Que vise l’article L. 135-5-1 en parlant d’autorisation obtenue par fraude ? Il faudrait avoir des explications sur cette disposition.
- Absence de modification de l’article L. 131-10 du Code de l’éducation qui dispose que « les enfants soumis à l’obligation scolaire qui reçoivent l’instruction dans leur famille, y compris dans le cadre d’une inscription dans un établissement d’enseignement à distance (…) ».
Commentaires : cela signifie- t-il qu’un enfant scolarisé dans le cadre de l’enseignement à distance, qu’il s’agisse du CNED ou d’un établissement privé à distance, est considéré comme scolarisé en famille et donc soumis au même régime d’autorisation dérogatoire ?
Si tel est le cas, le nouveau régime applicable entraînerait une limitation de la liberté d’exploiter des établissements d’enseignement à distance.
En effet, soumettre les enfants instruits via un établissement d’enseignement à distance au régime d’autorisation dérogatoire pour impossibilité de scolarisation entraîne, pour ces établissements d’enseignement à distance déclarés, contrôlés et autorisés à développer leur activité, une potentielle restriction voire disparition de leur clientèle. Si les enfants inscrits dans ces établissements d’enseignement à distance n’obtiennent pas l’autorisation d’instruction en famille, ils ne s’inscriront plus dans ces établissements. Pour ceux-ci, la restriction ainsi imposée constitue donc une atteinte à leur liberté d’entreprendre et d’exploiter, liberté qui constitue un principe général à valeur constitutionnelle.
F. Autres dispositions
- Article L. 131-11 modifié :
1°) Les manquements aux obligations résultant des articles L. 131-10 -5-1et L. 442-2 du présent code sont sanctionnés par les dispositions des articles 227-17-1 et 227-17-2 du code pénal, ci-après reproduites
- Article L. 311-1 : La scolarité est organisée en cycles pour lesquels sont définis des objectifs et des programmes nationaux de formation comportant une progression régulière ainsi que des critères d’évaluation.
Le nombre des cycles et leur durée sont fixés par décret.
L’évaluation sert à mesurer et à valoriser la progression de l’acquisition des compétences et des connaissances de chaque élève.
Les personnes responsables d’un enfant instruit dans la famille sont informées par l’autorité de l’Etat compétente en matière d’éducation, à la suite de la déclaration annuellel’autorisation prévue à l’article L. 131-5, des modalités selon lesquelles elles peuvent demander que leur enfant participe aux évaluations qui peuvent être organisées au niveau national par le ministre chargé de l’éducation nationale. Les résultats de ces évaluations leur sont transmis.
Pour assurer l’égalité et la réussite des élèves, l’enseignement est adapté à leur diversité par une continuité éducative au cours de chaque cycle et tout au long de la scolarité.
- Article L. 552-4 du Code de la sécurité sociale : Le versement des prestations familiales afférentes à un enfant soumis à l’obligation scolaire est subordonné à la présentation soit du certificat d’inscription dans un établissement d’enseignement public ou privé, soit de l’autorisation délivrée par l’autorité compétente de l’Etat en application de l’article L. 131-5 du Code de l’éducation d’un certificat de l’autorité compétente de l’Etat attestant que l’enfant est instruit dans sa famille, soit d’un certificat médical attestant qu’il ne peut fréquenter régulièrement aucun établissement d’enseignement en raison de son état de santé.
Les prestations ne sont dues qu’à compter de la production de l’une des pièces prévues à l’alinéa ci-dessus. Elles peuvent toutefois être rétroactivement payées ou rétablies si l’allocataire justifie que le retard apporté dans la production de ladite pièce résulte de motifs indépendants de sa volonté.
Un arrêté interministériel fixe les modalités d’application du présent article et, notamment, le délai dans lequel les pièces citées au premier alinéa du présent article doivent être produites.
Conclusion
Soumettre le choix de l’instruction en famille à un régime d’autorisation préalable remplaçant le régime déclaratif actuel est contraire à des libertés fondamentales sans que les restrictions à ces libertés ne soient justifiées puisqu’aucun élément concret ne permet de caractériser un risque de radicalisation lié à l’instruction en famille.
Le contrôle de l’instruction en famille existe déjà, il convient de le mettre en œuvre.
Ce n’est qu’en cas d’instruction insuffisante de l’enfant, révélée par ce contrôle, ou de refus du contrôle sans motif légitime, que l’inscription dans un établissement scolaire peut être imposée à des parents défaillants, et les dispositions actuelles du Code de l’éducation le prévoient déjà aujourd’hui[17].
En revanche, il est possible que le développement de l’instruction à domicile rende ce contrôle particulièrement contraignant pour ceux qui l’assurent actuellement. Ce projet de loi pourrait être l’occasion de réorganiser le contrôle de l’IEF, non de la supprimer.
[1]Chapitre 4 dans la 1èreversion du projet de loi
[2]Note de présentation générale du projet de loi confortant les principes républicains, 16 novembre 2020, §1.4
[3]https://www.fondationkairoseducation.org/synthese-du-colloque-de-la-fondation-kairos-institut-de-france-du-14-10-2020-sur-le-theme-une-ecole-ambitieuse-meilleur-antidote-au-separatisme/
[4]Ibid
[5]https://www.lefigaro.fr/flash-actu/seine-saint-denis-fermeture-d-une-ecole-clandestine-a-bobigny-20201008; https://www.lefigaro.fr/flash-actu/les-responsables-d-une-ecole-clandestine-a-marseille-condamnes-20191106
[6]https://l-ecole-a-la-maison.com/la-desocialisation-et-l-ecole-a/
[7]Ibid
[8]https://monautrereflet.com/temoignage-ief-pour-un-an-college/
[9]Ex Ghanima jeune danseuse professionnelle https://monautrereflet.com/temoignage-ief-et-danse-professionnelle/et Apolline passionnée d’équitation, jeune auteure et formatrice https://monautrereflet.com/temoignage-adolescente-auteure-et-formatrice/
[10]Anne Coffinier – Communiqué de presse commun des associations et des représentants de l’IEF, des écoles libres hors contrat et des défenseurs de la liberté
[11]https://www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-un-projet-de-loi-confortant-le-respect-par-tous-des-principes-de-la-republique
[12]Phénomène de repli communautaire, de prosélytisme et d’affirmation identitaires et fondamentalistes
[13]DC 8 juillet 1999, n°99-414 ; DC 23 novembre 1977 n°77-87 ; DC 13 janvier 1994, n°93-329 ; DC 18 janvier 1985, n°84-185.
[14]Anne Coffinier – Communiqué de presse commun des associations et des représentants de l’IEF, des écoles libres hors contrat et des défenseurs de la liberté
[15]Directeur académique des services départementaux de l’Education nationale
[16]https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F23429
[17]Article L. 131-10, al 7 et 8 du Code de l’éducation