FIGAROVOX/TRIBUNE – Deux pédopsychiatres dénoncent l’avis du Conseil d’État au sujet de la difficile question des enfants qui naissent avec une ambiguïté sur leurs organes sexuels. Contrairement à l’avis des Sages, ils expliquent pourquoi il vaut mieux opérer ces enfants au plus tôt pour leur permettre de se construire sur la base de repères sexuels stables.
«Pourquoi l’avis du Conseil d’État sur les enfants ni garçon, ni fille nous inquiète»
Par Christian Flavigny Michèle Fontanon-Missenard le 17/05/2019
Christian Flavigny et Michèle Fontanon-Missenard sont pédopsychiatres et psychanalystes.
Article original : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/pourquoi-l-avis-du-conseil-d-etat-sur-les-enfants-ni-garcon-ni-fille-nous-inquiete-20190517
Dès la naissance, le bébé est identifié par les parents et par les proches, soit comme bébé-garçon soit comme bébé-fille. Ensuite l’attente de ses parents d’avoir un fils ou une fille, que l’enfant espère combler au mieux, l’inscrit dans une configuration familiale, cependant que la découverte corporelle de son propre corps comparé à celui d’autres enfants l’aide à comprendre et percevoir la différence le fait d’avoir ou non un pénis. Le ressenti qui en résulte, d’être un garçon ou d’être une fille, est au fondement de la vie psychique de l’enfant ; mais dans quelques cas cet enfant ne peut réellement se constituer une identité, lorsqu’il rencontre un problème anatomique d’ambiguïté sexuelle, donnant aux organes génitaux l’apparence de ceux de l’autre sexe (par exemple, un enfant accueilli comme garçon alors qu’il a des chromosomes XX).
L’étude pionnière de Léon Kreisler, à laquelle l’un de nous a eu le privilège de participer jadis, a dans les années 1970 souligné l’importance de rétablir au plus tôt la meilleure concordance anatomique pour l’enfant. Elle a montré l’importance de tenir compte, comme facteur-clé de la décision, de la conviction qui s’est organisée au sein de la relation parent-enfant: «il est notre fils» / «elle est notre fille» ; car cette conviction établit un socle filiatif qui ancre ensuite le développement psychique de tout enfant.
Le Conseil d’État, dans son rapport récent en prévision des lois de bioéthique, conteste cette approche médicale et estime au contraire que toute décision d’intervention chirurgicale devrait être différée afin que l’enfant puisse définir lui-même l’option qui lui conviendrait le mieux. Mais cette préconisation des Sages résulte seon nous de deux erreurs. D’abord, la négligence des travaux français, pas même cités alors qu’ils ont initié les recherches mondiales sur le sujet, le rapport s’appuyant sur les seuls travaux américains en particulier ceux de John Money connus pour leur caractère discutable si ce n’est proprement scandaleux. Ensuite, la méconnaissance des données fondamentales de la psychologie: l’ambiguïté corporelle, si elle n’était corrigée, brouillerait l’inscription de l’enfant dans sa famille, les parents confrontés à cette étrangeté inquiétante d’un enfant «ni l’un ni l’autre», les privant de pouvoir rêver son avenir comme leur fils ou leur fille.
L’enfant ne grandit qu’en tant que «garçon ou fille».
Il est illusoire d’estimer qu’un enfant pourrait ainsi développer une capacité de jugement, la maturation psychique étant dépendante de l’établissement de la sexuation: on ne peut grandir enfant puis se définir garçon ou fille, l’enfant ne grandit qu’en tant que «garçon ou fille». Considérer qu’il pourrait grandir jusqu’à être en mesure de «choisir» une option sexuée, c’est le confronter à une équation impossible ; c’est donc démissionner du rôle des adultes à son égard qui est d’assurer à l’enfance une suffisante insouciance pour découvrir le monde, c’est le livrer à l’utopie d’une décision future qui hantera en vain son éveil psychique. Sans compter que personne n’est jamais bon juge de comment soulager sa souffrance propre, empêché par celle-ci d’en «discerner» la cause (pour reprendre le terme fort mal adapté dont usent les Sages).
Du coup ces derniers recourent à l’idéologie, certes dans l’espoir de soulager des souffrances effectives, mais par des solutions factices qui en masquent la cause. Ainsi, dénommer «variation du développement génital» ce qui est une anomalie, c’est mettre un baume plutôt que soulager en profondeur. Certes l’anomalie du corps suscite chez certains des enfants concernés une blessure de l’âme ; mais comme dans l’adoption la souffrance est souvent liée à la crainte d’avoir déçu les parents, crainte qui peut être soulagée par l’aide psychologique. La solution créant une catégorie de «sexe neutre» est factice car écartant de la condition humaine qui est soit masculine soit féminine ; prétendre ouvrir la possibilité d’un «choix de sexe» relève du leurre: nul ne peut jamais choisir sa réalité anatomique, qui est un donné sur lequel quiconque n’a prise. D’ailleurs la notion de «choix» est inappropriée et ne s’appliquerait qu’à la vie imaginaire dont c’est la fonction de s’ouvrir à tous les possibles, permettant à l’enfant de s’imaginer garçon ou fille et de «choisir» ses parents, tout cela gage de liberté le soulageant de la pesante dépendance à l’égard de sa réalité corporelle et de ses parents.
Les Sages, parlant de lésion quand il s’agit de malformation, disqualifient les médecins quasiment accusés de mutiler, comme s’ils s’en prenaient à une partie du corps propre de l’enfant alors qu’il s’agit de corriger une malformation et d’agencer au mieux une sexuation corporelle aussi fonctionnelle que possible. La réclamation militante de «choisir son sexe» prétend lutter contre une «assignation» estimée être une violence arbitraire qui serait faite à l’enfant dans la mesure où elle pourrait ne pas lui correspondre ; mais tout enfant, même né sans malformation, est confronté à l’enjeu complexe de l’appropriation de son sexe: cet enjeu n’est pas déterminé par l’intervention chirurgicale. D’autant que si aucune décision n’est prise au plus tôt pour lui, il ne pourra jamais grandir à lui-même. Il en va sur ce sujet comme sur bien d’autres où interviennent des protocoles (ainsi l’adoption): ils sont peut-être imparfaits, mais sont la condition pour que l’enfant grandisse ; la visée de l’approche médico-psycho-chirurgicale dans la prise en charge des «enfants inter-sexes» vise à rétablir la meilleure concordance possible entre des données dont le caractère disparate initial entraverait le développement psychoaffectif de l’enfant ; approche menée en concertation étroite avec les parents et informant l’enfant dans le langage approprié à son âge.
Tout autant les Sages disqualifient les parents, taxés d’exercer «la volonté des titulaires de l’autorité parentale», comme si cette autorité était détachée du souci de l’enfant et que la relation parent-enfant était un rapport de domination et de maîtrise. Le rapport trahit clairement la méfiance qu’ils témoignent, leur suspicion traduite dans des affirmations telles que: «la nécessité médicale est une notion dont les contours ne relèvent pas de la seule appréciation des parents», oubliant que les parents le savent bien, demandent conseils et avis. Surtout, ils sont le plus souvent désemparés par la crainte devenue forte d’être «de mauvais parents» ; cette crainte résulte d’avoir été par des lois récentes dépouillés des possibilités de jouer pleinement leur rôle. La société à cet égard récolte ce qu’elle a semé: elle a vidé la fonction parentale de sa signification et de ses attributs, à la raison de largement distribuer le statut de parents sans que celui-ci résulte de l’assise fondatrice de l’enfantement, dissolvant par là le principe psychique de la protection de l’enfance comme privilège de la fonction parentale.
Les préconisations du Conseil d’État, sur le sujet des «enfants inter-sexes» tout autant que sur bien d’autres sujets d’ailleurs, reflètent les dérives de notre époque: prétendant respecter l’enfant en lui donnant le pouvoir de décision, en fait elles le privent de l’essentiel: une enfance protégée par ces adultes très privilégiés que sont pour lui ses parents. Aussi suscitent-elles les plus expresses réserves.