Exposé depuis le 17 février au Palais de Tokyo, le tableau de l’artiste Miriam Cahn Fuck Abstraction représentant « un enfant à genoux, poignets ligotés, forcé à effectuer une fellation à un homme », tandis qu’un autre enfant est « tenu par la tête juste à côté », a déclenché la colère d’associations de protection de l’enfance qui ont intenté des actions en Justice pour demander son retrait. Sans succès puisque, le 14 avril, le Conseil d’État a estimé que « l’œuvre ne portait pas une atteinte grave et illégale à l’intérêt supérieur de l’enfant ou à la dignité de la personne humaine ». Ce 3 mai, ce sont seize associations qui signent une lettre de protestation au président du Palais de Tokyo, à ses responsables et « amis » pour réitérer leur demande de suppression du tableau. Explications avec Aude Mirkovic, porte parole des Juristes pour l’enfance, l’une des associations signataires.
Entretien original sur Boulevard Voltaire 7 mai 2023
Sabine de Villeroché. Quelles sont ces associations qui signent cette lettre de protestation, et pourquoi maintenant, alors que l’exposition se termine dans quelques jours, à savoir le 14 mai ?
Aude Mirkovic. Il s’agit essentiellement d’associations de victimes et d’aide aux victimes de pédocriminalité, parmi lesquelles Innocence en danger, Face à l’inceste, CDP-Enfance (Comprendre Défendre Protéger l’Enfance) et bien d’autres. Nous ne pouvons nous contenter de la décision du Conseil d’État car, si le Code pénal sanctionne la diffusion de contenus pédopornographiques, c’est parce que ces contenus mettent en danger les enfants, par eux-mêmes et non en fonction de tel ou tel contexte qui pourrait les rendre inoffensifs.
Ces associations de défense de l’enfance en appellent à la responsabilité des dirigeants du Palais de Tokyo – concrètement, son président Guillaume Desanges et les administrateurs du musée – afin que la promotion de la liberté artistique ne se transforme pas en naïve complaisance avec un fléau aussi grave que celui des violences sexuelles sur les enfants. En effet, l’art ne peut pas tout justifier : à ce compte-là, une prochaine exposition pourrait-elle présenter au public des photos de viols d’enfants au motif qu’elles s’inscrivent dans une démarche artistique pour dénoncer les horreurs de la guerre ? Cette simple question révèle bien qu’il est nécessaire et légitime de poser des limites à l’exposition publique de la création, même artistique.
Nous sommes bien conscients que l’exposition arrive à sa fin, mais nous n’en demandons pas moins cette mesure symbolique afin de préserver l’enfance, pour l’avenir, de toute complicité même involontaire avec la pédocriminalité. Même si le tableau reste en place, au moins, nous l’aurons dit. C’est important pour la suite que des associations qui prennent en charge des victimes aient exprimé leur désaccord, car nous espérons ainsi contribuer à ce que cela ne se reproduise pas.
S. d. V. En quoi l’œuvre Fuck Abstraction qui, selon les mots du Conseil d’État, n’a que « pour seule intention de dénoncer un crime » relève-t-elle, selon vous, de la pédopornographie sanctionnée par le Code pénal ?
A. M. La pédopornographie est définie par la Directive européenne du 13 décembre 2011 comme englobant « tout matériel représentant de manière visuelle une personne qui paraît être un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel ou simulé ».
Alors que le Code pénal (art. 227-23) sanctionne la diffusion de contenu pédopornographique pour protéger l’enfance de la pédocriminalité, le Conseil d’État a ajouté à la loi en justifiant l’exposition du tableau sous prétexte d’intention de l’auteur ou d’explications et mises en garde du musée. Il importe peu que l’auteur ait ici eu l’intention de représenter une personne majeure ou mineure, du moment que le public perçoit dans la victime un enfant, et ce, d’autant plus que le tableau en lui-même ne comporte aucun élément de décryptage ni de condamnation de l’acte : la pancarte qui se veut explicative est située en plein milieu de la salle d’exposition et ne fait pas de lien direct avec le tableau controversé. En outre, l’écriteau décrit une « personne » aux mains liées alors même que sur la toile est représenté un enfant : le visiteur peut, une fois encore, ne pas faire de connexion avec ladite toile.
En tout état de cause, si le Code pénal sanctionne le « seul » partage d’images pédopornographiques, y compris de façon discrète entre deux ordinateurs, et y compris par des personnes qui ne sont jamais passées à l’acte, c’est parce que de telles images emportent une mise en danger des enfants, en elles-mêmes et non en fonction de leur contexte. Un pédocriminel peut d’ailleurs parfaitement faire abstraction du contexte au Palais de Tokyo pour trouver sa satisfaction à contempler le tableau. Si l’image pédopornographique n’est pas en elle-même source de danger pour les enfants, pourquoi la Justice sanctionne-t-elle leur simple téléchargement ?
S. d. V. Comment, dans ces conditions, expliquer la décision des juges de maintenir l’œuvre ?
A. M. Cette décision est en soi incompréhensible, comme étaient incompréhensibles ces décisions, rendues il y a encore cinq ans, dans lesquelles des juges osaient caractériser le prétendu consentement d’une fillette de 11 ou 13 ans à un acte sexuel avec un majeur. On revient de loin en matière de protection de l’enfance, et il a fallu des livres comme ceux de Camille Kouchner ou Vanessa Springora pour que la société prenne la mesure de l’artifice de ce pseudo-consentement, et qu’une loi de 2021 inscrive dans le Code pénal l’impossibilité d’un tel « consentement » d’un mineur de 15 ans avec un adulte. Dans le cas présent, la loi existe déjà puisque le Code pénal sanctionne la diffusion de contenus pédopornographiques, et nous demandons seulement qu’elle soit appliquée. Mais, comme souvent quand il s’agit de sexualité, certains juges rendent des décisions irresponsables, comme si la « liberté sexuelle » ne devait supporter aucune limite.
Rappelez-vous ces émissions de télévision dans lesquelles un auteur comme Matzneff était reçu pour ses livres dans lesquels il se vantait de ses exploits pédophiles, sous prétexte de littérature, et que ceux qui dénonçaient cette complicité avec la pédophilie étaient moqués et traités de censeurs… On a honte, aujourd’hui, en revoyant ces scènes pénibles, et les rares personnes qui ont eu le courage de s’opposer à l’époque apparaissent aujourd’hui comme des visionnaires et des chevaliers défenseurs contre tous de l’enfance. Avec cette lettre ouverte adressée solennellement au Palais de Tokyo, les seize associations entendent sauver l’honneur dans cette ambiance de démission généralisée qui se pique d’ouverture d’esprit en se faisant complice de ce mal du siècle qu’est la pédocriminalité. Quand on pense que la Ligue des droits de l’homme est intervenue volontairement, c’est-à-dire spontanément, sans que personne ne lui demande rien, pour soutenir l’exposition publique du tableau… Les associations signataires envoient un message clair aux enfants et aux victimes : non, nous ne prenons pas ces violences qui vous sont faites à la légère, et oui, nous défendrons vos droits sans nous laisser décourager. Juristes pour l’enfance a déposé une plainte au pénal, nous allons continuer les recours, ce n’est pas terminé car nous travaillons pour la protection de l’enfance pour l’avenir, pas seulement sur cette affaire d’un tableau en particulier.